(Archive du 26 novembre 2006)
Dans la vie, il arrive à tout le monde de se poser des questions existentielles : qu'est-ce qui fait pleurer les blondes ? Qu'est-ce qui fait tourner le monde ? Et refleurir les lilas ? Aujourd'hui, je m'en pose une autre : un rôliste prend-il sa retraite ? Que celui qui n'a jamais déliré un soir autour d'une table en disant qu'il se verrait bien encore lancer des dés dans une maison de retraite me jette la première figurine !
J'ai commencé à pratiquer le jeu de rôle en un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, en 1984 pour être précis. On lit des "Livres dont vous êtes le héros", on achète une boite rouge un peu par hasard parce qu'il y a un joli dragon dessus, et hop, c'est l'escalade. On s'extasie sur de magnifiques parties de Donjons & Dragons (la fameuse boite rouge en question) ou de l'Oeil Noir. On était maître du jeu ou joueur, chacun son tour. On aimait dessouder du gobelin, chasser du troll, humilier du kobold ou encore découper de l'orque en petits cubes. Il fallait sauver la princesse, rafler le trésor, ou libérer les villageois. C'est à cette époque lointaine qu'est né un certain Grolf, guerrier nain de son état. On jouait entre copains du quartier, six ou sept gamins, tous de la même tranche d'âge, peut-être avec trois ou quatre ans d'écart entre les plus jeunes et les plus "vieux". On jouait pendant les vacances, sur un coin de table, dans un garage ou une véranda, dès qu'on avait dix minutes, entre un match de foot et une ballade à vélo. Que demander de plus ?
Et puis, il y eu le baccalauréat et l'été 1990. Notre beau diplôme en poche, chacun partit faire ses études à Aix, Marseille, ou plus loin encore, et notre petit groupe se disloqua. Du milieu rôliste de ce temps-là, nous ne connaissions que notre propre bande, la mythique boutique aixoise de la Librairie des Tanneurs, et les images sorties de Casus Belli. Les copains partis, les bouquins commencèrent à prendre la poussière sur les étagères…
Ainsi, après 6 ans de pratique arriva donc pour moi une retraite anticipée du milieu rôliste. Et là se pose le premier cas : la retraite prise par un joueur parce qu'il ne peut plus pratiquer son loisir favori. Pour moi, c'était par absence de groupe. Pour d'autres, cela peut être par manque de temps, de moyens, ou tout autre contrainte qui "oblige" le joueur à arrêter d'arpenter les donjons.
En 1998, alors que je faisais mon entrée dans une nouvelle entreprise, le hasard mit sur ma route un rôliste. Le premier que je rencontrai depuis huit ans. Au fil de nos discussions, il me proposa de venir faire une partie avec son groupe. J'avais remisé mes armes et mes grimoires au vestiaire depuis belle lurette, et ce n'est pas forcément les Eye of the Beholder et autres Baldur's Gate qui avaient permis d'entretenir un lien avec la communauté. Alors dans un premier temps, j'y allais à reculons, juste pour voir, en promettant que l'on ne m'y reprendrai pas à deux fois.
Une partie, puis deux, trois, une campagne en entraînant une autre, et de fil en aiguille, on commence à jouer presque toutes les semaines, parfois plusieurs fois le même week-end. Et voilà presque neuf ans que cela dure. Entre temps, En l'an 2000, j'ai commencé à fréquenter le milieu rôliste associatif. D'abord dans des tournois, puis comme membre et organisateur.
Toutefois, les temps changent, les gens évoluent, et avec eux, leurs goûts et leurs envies. On développe des allergies, on ne se contente plus de petites histoires improvisées à la va-vite autour d'une pizza froide, on ne s'amuse plus à défoncer des portes et trucider du gobelin à tour de bras pendant toute une soirée. Bref, on fait la fine bouche, on a des goûts de luxe, on a envie de rêver plus loin que le donjon du bout de la rue. On apprend aussi à apprécier le roleplay, le plaisir de la discussion et des personnages aux historiques fouillés.
Personnellement, les jeux de science-fiction me donnent de l'eczéma, le mot post-apocalyptique me donne envie de vomir, et les jeux où il faut avoir fait des études de mathématiques pour régler un combat en moins de quatre heures m'ennuient. Autant j'aime découvrir de nouveaux jeux, autant je suis sélectif, et finalement, peu de jeux m'attirent réellement avec passion. Il y a donc des jeux que j'aime et auxquels je pourrai jouer tous les week-ends. J'adore Cthulhu : je n'ai pu jouer que quelques parties, la plupart du temps en tournoi. Je rêve de jouer une campagne de Mage : L'Ascension : j'ai joué trois campagnes qui ont toutes avorté au bout de quelques séances. Je prend grand plaisir à jouer des lanceurs de sorts, notamment à Donjons & Dragons : j'ai participé à deux campagnes plus ou moins longues, mais les deux se sont achevé plus ou moins clairement. J'aime jouer des intrigues à Vampire, résoudre des enquêtes à COPS, et bien d'autres choses encore. Mais sans maître de jeu, comment faire ?
Alors les jeux que l'on aime et auxquels on aimerait (secrètement) être joueur, on les achète et on y maîtrise des scénarios, des campagnes. Parfois, le plaisir que l'on a avec ces jeux est si fort qu'il donne de grands moments qui font que les joueurs apprécient ces parties. Alors ils en redemandent. Et on maîtrise à nouveau, on poursuit la campagne, on fait la suite du scénario qui était si bien l'autre fois, mais oui, tu sais, celui où on jouait des mousquetaires…
Et finalement, on joue de moins en moins. On a beau adorer maîtriser, on aime bien jouer aussi. Au moins de temps en temps. Vient ainsi, lentement mais sûrement, un autre cas de retraite possible : la perte de l'envie. Est-ce que j'ai envie de continuer à maîtriser, tout en jouant très peu ? Oui, car le paradoxe est bien là : depuis 1984, je n'ai jamais côtoyé autant de rôlistes que ces derniers mois et ces dernières années, et finalement, je n'ai jamais été aussi peu à la place du joueur. Cette année, une évaluation précise est difficile à donner bien sûr, mais je dirai que dans 80 % des parties auxquelles j'ai participé, j'étais derrière l'écran.
La fin de carrière est-elle proche ? Je ne sais pas. Vais-je ranger à nouveau mes dés au grenier ? Je n'en ai aucune idée. Ce que je sais, c'est que l'envie n'est peut-être plus aussi présente qu'auparavant, mais que je trouve toujours de la motivation dans quelques rares moments de grâce. Ce qui est sûr, c'est que je vais me recentrer sur ces moments de plaisir, et sans doute réduire les activités qui, sans être dépourvues de bons moments, me fournissent moins de joies et de petits bonheurs.
Que ce soit parce qu'il ne peut plus jouer ou parce qu'il n'a plus envie de jouer, il arrive qu'un rôliste arrête ses activités. Peut-être serai-je bientôt ce rôliste en retraite. Ou peut-être que le hasard et les rencontres, comme en 1984 ou en 1998, feront que la flamme se ravivera pour plusieurs années encore… Qui vivra verra… Les dés sont jetés.