Témoignage d'Eugène Lecouvreur, petit épicier de la rue Montmartre, juin 1935
En jouant à un concours du Petit Journal, je fus l'heureux gagnant d'un billet gratuit pour la croisière inaugurale du Normandie, avec quatre autres personnes. Ce fut donc accompagné de Bertille Mauricet, jeune artiste peintre de ma rue, du journaliste et dessinateur de presse Rémi Dufour (dont le fort accent trahissait sa nationalité belge), de l'écrivain américain Vernon Sullivan (trompettiste de jazz à ses heures) et du lieutenant de marine Daniel Le Hirbec que, ce 29 mai 1935, je pris passage sur le dernier-né des chantiers navals du Havre, un superbe transatlantique qui fait la fierté de la Patrie toute entière.
Peu avant de monter à bord, nous entendîmes une rumeur, au sujet d'une panne temporaire d'électricité sur le paquebot qui serait due à un sabotage de la cinquième colonne, des sympathisants nazis. La situation politique avec l'Allemagne était alors tendue. Nous appareillâmes en fin d'après-midi, pour un voyage aller-retour Le Havre - New York qui devait durer deux semaines. Le temps était magnifique, le navire luxueux, la nourriture raffinée. A bord, nous fîmes la connaissance de notre chef de cabine, un vieux marin barbu répondant au nom de Hervé Duponois. Ce dernier nous aida à nous installer dans nos chambres.
Au repas du soir, nous assîmes à la même table ; de là, nous vîmes à la table du capitaine des personnalités comme Sacha Guitry, la femme du Président de la République Mme. Lebrun, ainsi qu'un couple d'Allemands et un second couple dont l'homme portait un blouson de cuir.
Le lendemain matin, nous fûmes tous levés à temps pour le petit déjeuner, à l'exception notable de Mlle. Mauricet qui s'était couchée fort tard la veille. Suivant les conseils de M. Duponois, nous montèrent sur le pont disputer une partie de palet. Nous y retrouvâmes le couple d'Allemands, Dieter et Petra, qui gagnèrent face à nous.
Toujours sur les conseils de M. Duponois, nous allâmes ensuite visiter le musée du paquebot, qui outre des tableaux, comportait une exposition sur la piraterie. Devant un drapeau pirate frappé de la tête de mort, emblème des flibustiers, nous apprîmes que ces charmants bandits des mers utilisaient de la poudre de crâne humain afin d'obtenir des pigments blancs.
Au déjeuner qui suivit, le capitaine fit une déclaration : il annonça une chasse au trésor à bord du navire. Les participants auront à résoudre des énigmes afin de retrouver un objet précieux caché sur le paquebot, la solution de chaque énigme donnant l'endroit du bateau où attendait l'énigme suivante. Chaque chef de cabine devait poser la première énigme aux passagers dont il avait la charge.
Enthousiasmés par cette annonce, mes compagnons et moi-même nous inscrivîmes à cette chasse au trésor et, sitôt le déjeuner fini, nous allâmes voir M. Duponois. Nous le découvrîmes étendu de tout son long sur le sol. Il nous expliqua avoir été molesté par un couple d'Allemands qui exigeaient de lui la réponse à la première énigme. Il nous la posa, nous devinâmes la solution, nous nous rendîmes au lieu indiqué par cette solution, et de fil en aiguille, nous arrivâmes à la dernière épreuve : nous trouvâmes un vieux coffre de bois et, à l'intérieur, un parchemin en mauvais état intitulé "Recette de l'Île aux Singes". D'après ce document, nous devions rassembler les ingrédients suivants :
- un crâne humain,
- du sang de poulet,
- de l'encre de seiche,
- de la graisse de baleine,
- du souffre.
Nous nous répartîmes la tâche de ramener ces différents composants à la cuisine ; l'un d'entre nous alla décrocher le drapeau pirate dans le musée (pour la poudre de crâne dessus), un autre rapporta des cartouches du tir au pigeon (pour le souffre), un autre encore se rendit directement à la cuisine afin d'y trouver du sang de poulet, tandis qu'un quatrième montait sur le pont où l'on joue au palet pour y récupérer de la graisse de baleine (qui sert à faire glisser le palet sur le sol). De mon côté, j'allais chercher de l'encre dans la salle de correspondance.
A la cuisine, une marmite remplie d'eau fut mise à bouillir, et nous y rajoutâmes les ingrédients de la recette, à commencer par le drapeau pirate. Une épaisse fumée verte se dégageait de notre chaudron. Alors que nous étions sur le point d'y mettre le dernier composant, le souffre, nous vîmes arriver Dieter et Petra en courant et criant : "Nein !"
Croyant qu'ils exprimaient par là leur déception d'arriver après nous, nous jetâmes les cartouches dans le récipient fumant. La marmite sembla alors exploser, et nous fûmes tous renversés au sol. Lorsque nous reprîmes conscience, les Allemands avaient disparu. En quittant la cuisine, nous entendîmes un bruit de moteur au-dessus de nous. Nous montâmes sur le pont pour voir l'hydravion décoller depuis sa catapulte, puis se diriger vers une petite île à proximité. Le Normandie était arrêté ; où que nous regardions, les ponts supérieurs étaient déserts. Nous redescendîmes à l'intérieur du navire, mais il paraissait abandonné, comme si nous étions seuls à bord. Dans la salle de correspondance, nous finîmes par rencontrer le second couple qui était assis à la table du capitaine, celui avec l'homme au blouson de cuir. Ils nous dirent s'appeler Frank et Helena, faire partie du Deuxième Bureau et être en mission sur le paquebot afin de contrer les activités de la cinquième colonne, et plus particulièrement un couple d'Allemands à l'origine du sabotage électrique avant le départ du navire.
Quand nous leur apprîmes que l'hydravion était parti, ils nous pressèrent de les accompagner sur l'île pour le suivre, certains que Dieter et Petra étaient aux commandes de l'appareil. Nous prîmes des provisions à la cuisine, des armes à feu au tir au pigeon, nous mîmes un canot de sauvetage à la mer et, avec Frank et Helena, nous ramèrent vers l'île. Une fois sur la plage, nous tirâmes notre embarcation sur le sable. Le couple nous laissa là pour arpenter la plage ; de notre côté, nous nous enfonçâmes dans la végétation luxuriante de l'île. Nous rencontrâmes d'abord un naufragé, échoué sur cette île depuis bien des années et manifestement à demi-fou, puis un trio d'hommes aux visages couverts par des masques semblables à ceux qu'on trouve en Océanie ou dans le Pacifique Sud. Ces derniers nous firent prisonniers et nous confisquèrent nos fusils, avant de nous enfermer dans une hutte, non sans avoir affirmé leur intention de nous manger ultérieurement.
Le sol de la hutte était fait de branchages entrelacés ; en les soulevant, nous découvrîmes l'entrée d'un tunnel qui nous mena à l'extérieur et nous mis hors de la portée de ces cannibales. Nous retrouvâmes le naufragé qui nous guida jusqu'à une palissade de bois et nous mis à l'abri en nous faisant passer derrière par une ouverture cachée. Une fois de l'autre côté, nous vîmes en face de nous un énorme bloc de pierre sculpté à l'effigie d'une tête de singe. Après quelques recherches, nous parvînmes à ouvrir la "bouche" de la tête de singe, en fait un passage vers l'intérieur du bloc de pierre, ce qui surpris grandement le naufragé.
Mais ensuite, ce fut à notre tour d'être surpris, lorsque la palissade se rouvrit pour laisser passer... M. Duponois. Non pas le M. Duponois que nous connaissions, mais un M. Duponois habillé en pirate de pied en cap, et à la contenance bien différente. Loin de l'amabilité à laquelle il nous avait habitué, c'est avec une certaine arrogance qu'il déclara être un authentique flibustier et qu'il avait fait en sorte que nous préparions la recette de l'Île aux Singes, une sorcellerie vaudou, afin de venir ici. Pour appuyer un peu plus son propos, il pointa une arme à feu dans notre direction et nous intima l'ordre d'entrer dans la "bouche" de la tête de singe. Ce fut donc sous la menace de ce forband que nous nous engageâmes à l'intérieur du bloc de pierre.
Tout au fond s'ouvrait un étroit goulet, aux parois lisses, et qui descendait en pente raide dans le noir. Si nous étions dans la "bouche" du singe, alors ce boyau était quelque comme l’œsophage. Duponois nous somma d'y descendre. Suivis de mes compagnons, je m'avançais le premier et, non sans une certaine appréhension, je me glissais dans le goulet, les pieds en avant. Sans prise sur les parois pour me retenir, et avec la forte pente du boyau, je me mis bientôt à filer vers le bas comme sur un toboggan. Cette descente dans l'obscurité me parut durer de longues minutes, puis je sentis la pente sous moi se faire de plus en faible, jusqu'à ce que le goulet me recrache dans une grotte. Je m'écartai aussitôt pour laisser le passage à mes compagnons qui arrivèrent derrière moi l'un après l'autre. Duponois n'apparut pas à leur suite - j'espérais secrètement qu'il fut resté coincé dans le boyau.
A en juger par la durée de notre descente, nous devions être à une grande profondeur sous la surface du sol, mais, chose étonnante, nous pouvions pourtant voir de la lumière devant nous. Plus étonnant encore, en nous avançant, nous aperçûmes comme un coin de ciel. Nous sortîmes de la grotte pour nous retrouver sous ce ciel sans soleil, à la luminosité des plus étranges. Aussi loin que portait le regard, l'horizon était d'un bleu liquide : la mer nous entourait de toutes parts. Nous étions sur une île, mais ce ne pouvait être l'Île aux Singes puisque nous étions descendus. Et quand bien même nos sens nous auraient trompés sur ce point, cette île était manifestement différente, beaucoup plus grande que l'Île aux Singes. De plus, la grotte débouchait sur les contreforts d'une imposante montagne qui nous dominait de toute sa hauteur et que nous n'aurions pu manquer de remarquer auparavant.
Un peu plus bas, au pied de la montagne, se trouvait une ville ceinte d'un rempart circulaire, mais sans aucun signe d'activité. D'ailleurs, pour autant que nous puissions en juger, l'île paraissait inhabitée. Nous décidâmes toutefois d'aller voir cette ville de plus près. En nous rapprochant, nous nous aperçûmes qu'elle tombait en ruines en maints endroits. Et une fois entrés dans ses murs, nous eûmes la certitude qu'elle était abandonnée depuis bien longtemps. En observant la montagne depuis la ville, nous vîmes une construction bâtie sur son flanc, à mi-hauteur, et dont l'architecture évoquait un temple. En marchant dans les rues de la ville fantôme, Mlle. Mauricet découvrit une bourse de cuir contenant des billes faites d'un curieux métal doré et brillant.
Peu après, nous entendîmes des cris provenant de l'entrée de la ville finalement pas si déserte. Nous pressâmes nos pas dans la direction de ces cris et nous fûmes bientôt rejoints par le couple d'Allemands, Dieter & Petra. Ils nous expliquèrent qu'ils étaient archéologues, qu'ils recherchaient des vestiges de l'Atlantide, que cette ville était une ancienne cité atlante, que les billes trouvées par Mlle. Mauricet étaient en orichalque, un métal dont les Atlantes avaient le secret et qui était l'une des bases fondamentales de leur technologie, que Frank & Helena étaient à la solde d'une puissance étrangère et qu'ils étaient les complices de Duponois.
Avec nos nouveaux compagnons, nous cherchâmes un moyen de regagner le monde connu, et il nous apparu que l'action la plus logique était de gravir la montage afin de reconnaître les contours de cette île et d'apercevoir quelque chose de là-haut. Nous entreprîmes donc l'ascension et, après des heures d'une longue et harassante marche en montée, nous parvinrent devant le temple. Bâti contre la paroi rocheuse, il s'enfonçait à l'intérieur de la montagne. Nous y entrâmes et découvrîmes au fond le départ d'une galerie qui montait dans la montagne. Des rails étaient posés sur le sol de la galerie et sur ces rails attendait un véhicule, une sorte de funiculaire.
En glissant une des billes d'orichalque dans un orifice apparemment prévu à cet effet, nous dîmes démarrer l'engin et nous prîmes place à son bord. Il nous amena plus haut dans la montagne, avant de s'arrêter contre un éboulis : le tunnel s'était effondré à cet endroit il y a fort longtemps et le funiculaire ne pouvait aller plus loin. Un couloir latéral s'ouvrait toutefois près de là. Munis de torches, nous l'empruntâmes et le parcourûmes, toujours montant, jusqu'à ce qu'il s'évase largement pour former une grande salle souterraine si vaste que la lumière de nos torches ne nous permettait pas de voir les parois opposées. Nous nous avançâmes l'un après à l'autre, mais bientôt je fus séparé de mes compagnons et je ne les vis plus.
J'errais dans les ténèbres pendant ce qu'il me sembla une heure entière, lorsque me parvinrent enfin des bruits lointains, des coups de feu, mais comme étouffés. Me guidant sur la source du son, je finis par rencontrer une paroi que je suivis jusqu'à voir la lumière du jour, quoique ce ne soit pas celle du soleil car nous n'étions pas encore revenus sur l'Île aux Singes.
A la sortie de la caverne, je retrouvais M. Le Hirbec qui s'était également perdu. A quelques pas de nous se livrait un féroce combat : nos camarades affrontaient Duponois, Frank et Helena, tous trois armés de fusils, mais sans l'aide de Dieter & Petra, qui étaient absents. Mlle. Mauricet et Helena étaient étendues à terre côte à côte, inconscientes. MM. Dufour & Sullivan faisaient face à Duponois et Frank, mais déjà le journaliste belge avait été blessé. M. Le Hirbec et moi-même allâmes aussitôt prêter main-forte à nos compagnons en difficulté, prenant Duponois et Frank par surprise.
Alors que le vieux lieutenant de marine engageait le combat avec Duponois, je fonçais sur Frank et agrippais son fusil pour m'en emparer, mais sans réussir toutefois à le lui arracher des mains. Pour l'obliger à lâcher prise, je lui décochais un coup de pied qu'il esquiva. Je tentais alors le tout pour le tout, et je me jetais sur lui, le renversant au sol. Il fut ensuite touché par le tir d'un de mes compagnons, et je pus me relever avec le fusil.
Entre-temps, Duponois avait été tué dans la bagarre, mais M. Le Hirbec était mal point. Mlle. Mauricet, bien que sérieusement blessée également, respirait encore. Par contre, Helena était morte. De nos trois agresseurs, seul Frank avait survécu. MM. Dufour & Sullivan nous apprirent, à M. Le Hirbec et moi-même, que Dieter n'était pas ressorti de la caverne et que, alors que nous étions encore à l'intérieur, Petra avait tenu à y retourner pour aller le chercher, mais ni elle ni Dieter n'avaient jamais reparu.
Pendant que M. Sullivan prodiguait des soins à nos blessés, je tâchais d'interroger Frank, afin de savoir d'où il venait, ce qu'il recherchait, et qui étaient ses commanditaires. Il refusa obstinément de parler, même lorsque je l'y incitais en appuyant sur sa blessure.
Sur tout le groupe, seuls M. Sullivan et moi-même étions demeurés indemnes. Les autres n'étaient pas en état de soutenir une longue marche. Nous convînmes donc que les deux valides iraient chercher du secours tandis que les autres attendraient ici. Je me mis en route avec l'écrivain américain et nous partîmes sur le chemin en pente raide qui devait, nous l'espérions, nous mener tous hors de ce monde souterrain.
Après plusieurs heures d'une difficile montée, le "ciel" au-dessus de nos têtes fit peu à peu place à une voûte rocheuse, venant nous rappeler que nous étions encore sous terre et que nous remontions vers la surface. Quelque temps plus tard, le sol se mit à trembler sous nos pieds, puis des blocs de pierre commencèrent à se détacher du plafond pour tomber tout autour de nous. Je pris aussitôt le pas de course, M. Sullivan sur les talons, lorsque les soubresauts du sol se firent plus violents et que des bruits inquiétants se firent entendre. Je me jetais à terre le plus loin possible devant et me couvris la tête de mes bras tandis que tout ce qui m'entourait était noyé sous un déluge de poussière et que le fracas des roches qui s'écroulaient de toutes parts retentissait dans mes oreilles.
Quand je me remis debout, ce fut pour constater que le chemin derrière moi était entièrement obstrué du sol au plafond par des pierres bien trop grosses pour je puisse les déplacer. De M. Sullivan, nulle trace, et personne ne répondit à mes appels. Je ne pouvais qu'espérer qu'il n'était pas coincé là-dessous. Je n'avais désormais pas d'autre choix que de continuer seul et je suivis donc la faible lueur devant moi, au milieu de l'obscurité qui régnait depuis l'éboulement du plafond. Au fur et à mesure que j'avançais, la lumière devint de plus en plus forte, et je finis enfin par apercevoir le ciel, le "vrai" ciel bleu, qui se découpait juste en face de moi dans une ouverture de la roche.
J'étais revenu dans le monde connu, hélas sans mes compagnons restés piégés à l'intérieur de la Terre Creuse.