J'ai une faim de loup, je boufferai une usine de soja entière! Je m'arrête à mon snack habituel et prends un truc avec des nouilles et de la viande… Enfin, ça en a le goût, je crois. Mr Lee, comme tous les matins me pose plein de questions sur ma nuit, histoire d'être poli. Je commence à manger, pour ne pas lui répondre. Je n'ai jamais trop aimé les questions. Quand tu poses une question, il faut être prêt à encaisser la réponse, quelle qu'elle soit. Et quand tu y réponds, faut être prêt à courir, juste au cas où… Ce type est sympa, mais je ne sais rien de lui, à part qu'il sent la soupe de poisson. Il peut bosser pour Grosset ou rencarder les flics ou même les deux. Je secoue la tête avec des bruits de mastications, Lee me regarde avec un grand sourire. C'est comme ça tous les matins, ça me va bien et de toutes façons je ne saurais pas quoi lui répondre, depuis l’explosion, j'ai tout oublié…

Scratch aka Lazarus November...

- "Scratch!!! K'es'tu fout, bordel?! Tu roupilles où tu m'les amènes ces putains de caisses?"
La douce voix de ce connard de Walter Grosset résonne dans l'entrepôt… Je jette un regard désabusé à Pete, mon collègue de labeur… Il hausse les épaules en m'indiquant le bureau, du bout de son menton. Le boss penché au dessus de la rambarde me cherche des yeux en continuant de brailler au cas où je ne l'aurais pas entendu la première fois. Je monte une petite échelle qui ploie sous mes pas, pour rejoindre Walter Grosset, "entrepreneur en import-export international" comme il se défini lui-même… Entre nous, on l'appelle "Walter Closet". S'il le savait, il en crèverait de rage. Ce type est le roi de la miniaturisation. C'est à peine croyable d'imaginer un tel concentré de connerie et de méchanceté dans un si petit corps. Je bosse pour lui depuis deux mois. Je remue des caisses, du soir au matin, sans poser de questions. Le salaire n’est pas mirobolant, mais comme Walter ne pose pas de questions non plus, ça me va bien et puis j'ai besoin de fric, vivre à Chicago coûte de plus en plus cher, même pour les clodos.
- "Faudrait voir à te bouger le cul, bête à cornes, on en encore quat' bahuts à charger et on n'a pas toute la nuit! Ca va rentrer dans ta petite tête de bouc, ouaih?"
Walter est face à moi, il me postillonne sa haine, je n'ai qu'à tendre le bras. Sa tête disparaîtrait au creux de ma main. D'un geste leste, je projetterais son corps disgracieux contre les poutrelles en contrebas. En visant juste, je pourrais presque le démembrer dans les pales des ventilos qui refroidissent l'entrepôt… Il n'y aurait plus d'insultes, plus de cris…

- "Bien M'sieur Grosset. Je vais faire un effort…"
Je baisse les yeux, j'ai tellement besoin de fric. Je pourrais protester, tenter de lui expliquer que je viens de déplacer six tonnes de matos de contrebande en deux heures, mais à quoi bon… Je redescends l'escalier et retourne à mes caisses. Pete me sourie.
- "Laisse tomber, il peut pas blairer les métas. Y paraît que sa femme se tapait un orc plutôt vigoureux et que depuis elle l'envoie bouler dès qu'il sort sa quenelle... Il a le sac tellement plein que ça lui presse sur le cerveau!"

Pete se marre comme une baleine, ça fait du bien de bosser avec lui. C'est le plus ancien, déjà sept mois qu'il est là! Les autres ne restent pas plus d'un mois. La plupart se barrent à la première dépression, quelques uns meurent bêtement écrasés sous un container, on ne bosse pas là par plaisir… A part Pete peut-être?

Les premiers rayons du soleil enflamment les poutrelles du plafond de couleurs chaudes. J'adore ce moment, pour moi c'est de la pure magie, du kiff brut. Même les braiements de Walter ne m'atteignent plus. Avec Pete, on se cale contre les caisses et on regarde le soleil nous dire bonjour. Accessoirement, l'arrivée du soleil signifie aussi le départ de Walter. Mr l'entrepreneur en import-export international a sûrement un truc super important à faire, ailleurs, loin des contrôles des douanes.
Petit salut à Pete, on récupère notre paie sur le bureau de Walter et on se promet de garder notre cul au chaud jusqu'à ce soir. Je remonte le col de mon manteau et disparaît dans les brumes matinales. Le soleil n'atteindra le sol que dans quatre heures, les terrasses sur les toits sont des privilèges de riches…

 

J'ai une faim de loup, je boufferai une usine de soja entière! Je m'arrête à mon snack habituel et prends un truc avec des nouilles et de la viande… Enfin, ça en a le goût, je crois. Mr Lee, comme tous les matins me pose plein de questions sur ma nuit, histoire d'être poli. Je commence à manger, pour ne pas lui répondre. Je n'ai jamais trop aimé les questions. Quand tu poses une question, il faut être prêt à encaisser la réponse, quelle qu'elle soit. Et quand tu y réponds, faut être prêt à courir, juste au cas où… Ce type est sympa, mais je ne sais rien de lui, à part qu'il sent la soupe de poisson. Il peut bosser pour Grosset ou rencarder les flics ou même les deux. Je secoue la tête avec des bruits de mastications, Lee me regarde avec un grand sourire. C'est comme ça tous les matins, ça me va bien et de toutes façons je ne saurais pas quoi lui répondre, depuis l’explosion, j'ai tout oublié…
Je suis claqué, on a dû brasser vingt tonnes de camelote dans la nuit, il me tarde de glisser la viande dans le torchon. Ma rue est à une heure de "sub", c'est loin, mais en cas de problèmes je peux disparaitre facilement. Cloisonner toutes mes relations et toutes mes activités, c'est vite devenu une habitude, question de survie... Tant pour moi, que pour les autres. Un jour, dans ma rue, un mec un peu artiste, m'a dit qu'on n'avait pas d'amis, juste des relations d'intérêts partagés. Je ne sais pas si c'est la rue ou l'isolement qui nous rend parano? Est-ce que les mecs blindés de fric connaissent la peur? Certainement, sinon à quoi serviraient leurs milices suréquipées? Et les mecs assis autour de moi dans la rame, est-ce qu'eux aussi connaissent la peur du lendemain ou celle de ne pas en avoir?
J'aime bien le sub, c'est rapide, discret, impersonnel, on a l'impression de rencontrer plein de gens, sans même avoir à discuter avec eux. Le soir, quand je m’en rappelle, ça me fait des trucs à raconter dans ma rue, on peut croire que j'ai une vie sociale normale. C'est bien, ça rassure les autres clodos et du coup ils ne posent pas de questions…
J'aime d'autant les rames bondées, que j'ai toujours de la place. Les gens sont sympas, ils se tassent pour me laisser entrer, peut-être de peur que je ne cherche à rentrer par mes propres moyens. C'est l'avantage d'être un Troll, il faut bien qu'il y en ait un…
Parce que question handicaps, la liste est longue! Je vous passe les poncifs du genre "un troll, c'est laid et ça pue le bouc…" ou "un troll c'est aussi délicat qu'un tractopelle et à peine plus malin qu'un moellon!". Toutes ces phrases mesquines qui ont pourries mon enfance et m'ont fait passer des heures à chialer tout seul, planqué dans l'ombre… Jusqu'à ce putain de rêve qui revient quand j'ai passé une sale journée. Je suis allongé sur le dos, comme un bébé, un type en blanc se penche au dessus de moi : "
- "Désolée Madame, ça à l'air d'être un troll, vous le garder quand même?"
Et là, une femme, la tête baissée, en nage, lui répond :
"Si quelqu'un en a envie, donnez lui, vous n'allez tout de même pas le jeter?"
Ca me fout en rogne, du coup je me réveille et je ne connais jamais la fin de mon cauchemar.
Putain, est-ce que les autres voyageurs qui m'entourent, font eux aussi des rêves à la con? C'est quand même pas une tare d'être un troll et quand bien même, je n'ai rien demandé à personne, alors qu'on me foute la paix!
Les passagers sur ma gauche se sont tassés un peu plus contre la paroi de la rame, quand je pars dans mes pensées, j'ai tendance à remuer, à serrer les poings et à grogner. J'écarte les pieds pour contrer le chahut de la voie, ça me donne un air de boxeur teigneux. Ca me fait marrer intérieurement. Remarque,  j'ai toujours dû jouer des coudes pour m'en sortir, des poings aussi, y'a une certaine logique à me retrouver dans cette position…


Je ne me rappelle pas de tout. En fait je ne me rappelle presque de rien, hormis ce que j’ai lu sur ma vie, des conseils de discipline à l’école, jusqu’aux articles sportifs pendant ma carrière.
A l'école universelle "Ste Shakira", je devais m'imposer pour ne pas subir les moqueries des autres. Les gosses ne sont pas tendres entre eux. Je cognais préventivement tous ceux qui me regardaient de travers, mais ça m'amenait plus de problèmes et plus d'ennemis encore. Mon souci c'est que je voulais qu'on me foute la paix… Je ne voulais pas choisir de bande, je voulais juste avoir la paix... Mais même chez les mioches, tu ne peux pas rester seul à te battre contre ce monde de cintrés. Je n'étais pas grande gueule, alors j'ai choisi le tchatcheur qui me dérangeait le moins et j'ai cogné pour lui. Ça m'a ouvert les portes de sa bande, sans trop de questions. Je n'adhérais pas à leurs embrouilles, mais je n'avais plus qu'un seul côté à surveiller, mes ennemis étaient identifiés, ça ressemblait presque à de la sérénité. J'ai passé quelques années comme ça, à penser que je m'étais trouvé une famille.
J'avais galvaudé le mot, forcément, quand ta définition de la famille se résume au simple visage de ta mère, tu brodes sur les autres membres… A l'adolescence, j'avais essayé de me renseigner, mais personne n'avait rien trouvé ou plus simplement, tout le monde s'en foutait.
A l'orphelinat, un type m'avait parlé de ma mère… Il disait l'avoir connue, que c'était une artiste dans son domaine… J'avais sept ans à l'époque et le secret espoir qu'elle soit chanteuse ou danseuse. Avec un gros rire gras, le type m'avait répondu : "Ouaih, danseuse… Ben le grand écart, elle le faisait pas que sur scène…"
Putain, si seulement je retrouvais ce gars, je lui arracherais des infos en même temps que son foie d'alcolo. Sortir un truc pareil à un gamin… Le pire c'est que j'ai compris ce qu'il voulait dire seulement des années après... Fils de pute.

 

"November ?!"
Je déteste qu'on beugle mon nom, ça me colle toujours une étiquette d'orphelin. Ça ne manque jamais, certains me regardent avec un petit sourire en coin, d'autres me donnent une petite tape compatissante dans le dos… Gardez votre pitié, je ne suis pas un orphelin, j'ai une mère! Même si elle n'a pas pu me garder et que j'ai atterri aux services sociaux…
Je traverse le hall principal de la prison, glacé et lugubre, que la centaine de volontaires présents ne parvient pas à réchauffer, pas plus que l'ambiance.
Un recruteur de Truman Technologies, assis derrière une petite table dépouillée s'adresse à moi sans même lever les yeux:
- "November… Orphelin?"
- "Non j'ai encore ma mère, mais elle n'a pas pu me garder, alors elle a confié mon éducation aux services sociaux."
- "Services sociaux, t'es dans la case orphelin… Remarque administrativement, tu seras prioritaire!"
- "Je pourrais jouer au poste que je veux?"
- "T’auras le choix, mais c'est la Corpo qui décide…"

Il me regarde enfin… Quelle tête de veau!
- "Tu veux jouer où?"
- "J'aimerais rentrer chez les Bears et jouer en NFL…"

Le type se marre et manque de s'étouffer.
- "La NFL! Y'en a qui doute de rien! Je coche "sportif", bonne chance mon gars."

Il m'indique une autre porte en continuant de rigoler bêtement… Je déteste ce genre de gars installé qui sous prétexte d'avoir deux doigts de pouvoir se satisfont de leur médiocrité…
Dehors, on se les gèle encore plus, j'ai jamais trop compris pourquoi ils font les sessions de recrutement en hiver, ça serait tellement plus cool sous un beau soleil d'été. Un type assis à côté de moi, l'air paumé, me dit qu'avec le froid, les candidats hésitent moins. La plupart ne savent pas où ils crécheront à la fin de l’année, du coup, cet avant goût de la misère les incite à signer sans trop se poser de questions, ce qui fait les affaires des Corpos… Un type en face de nous, le crâne rasé, commence à beugler sur les candidats alignés, que les pédés, les métas et les négros ont trop peur de se geler le cul pour pouvoir avoir leur libération et que ça permet de ne retenir que les vrais patriotes blancs. Un petit ork nerveux sort du rang et se met à lui cogner dessus avant de se faire taser par les gardes qui nous surveillent. Le type à côté de moi secoue la tête en me souriant : "Fais comme moi, garde ton cul à l'ombre… Personne n'a la belle vie face à une Corpo…" Il tire une grosse bouffée d'un mauvais cigare et son regard se perd dans les volutes de fumée.
Tour d'horizon rapide autour de moi, j'ai le panel complet des motivations les plus improbables. Les mecs qui sont là pour le fric, ceux qui en veulent à la terre entière, les résignés, les idéalistes, etc. Moi, je veux juste rejoindre un jour la National Football League et jouer devant des millions de tridéos. Malheureusement, pas de carrière pro si t’es pas surboosté en cyber, alors à moins d’être suffisamment blindé de pognon pour te payer ton propre matos, y'a qu’une Corpo pour t'offrir du cyber digne de ce nom…

Pourquoi joueur ? Bah! Ca vient de quand j’étais gosse, c’est une promesse que je me suis faite et je sais qu'un jour je jouerai sur un stade remplis de milliers de fans qui crieront mon nom. Même si ça doit me prendre toute une vie pour y arriver…
A bien y réfléchir, je n'étais pas si gamin quand j'ai décidé de devenir joueur. Ca doit remonter à l'époque où le petit Quicky venait toujours me chercher pour jouer au ballon. Il était trop petit pour être pris en League, mais lui croyait dur comme fer qu’il avait ses chances et s’entrainait comme un malade pour être un jour sélectionné. Il en avait dans les tripes ce gosse. Mais à cette époque, je trouvais que le ballon, c’était un sport de fiottes et je préférais de loin la baston. Malheureusement le p’tit Quicky m’adorait. Je dis malheureusement car il me suivait partout et à l’époque, les "Mambas" cherchaient des noises à ma bande. On se battait tous les jours, le pensionnat était devenu un grand ring de boxe. C'était à qui serait le plus teigneux, même les surveillants avaient finis par baisser les bras et nous laissaient faire. Je crois qu'ils attendaient qu'il y ait un mort pour que les flics prennent le relais et ils n'ont pas eu à attendre longtemps…
Le p’tit Quicky était un peu "chien fou", mais on faisait une bonne équipe et avec moi il ne risquait rien. Un jour pourtant, les Mambas ont réussi à l’isoler. Ils étaient une dizaine avec des battes et des marteaux. Ils lui ont tellement tapé dessus que le gamin n'avait plus de relief sur le visage, il pissait le sang de partout. Quand on a vu ça, avec le reste de la bande, on a mis ces putains de Mambas en pièces, ça été un carnage. Carlito, notre tchatcheur, a couru chercher du secours pendant que je serrais fort le p’tit Quicky dont les nerfs agitaient le corps dans tous les sens. Je ne voulais pas qu'il se cogne alors je l’ai tenu dans mes bras. Les surveillants ont pris leur temps pour venir, en fait, je crois qu'ils ont attendu les flics. Le gamin était déjà mort quand on nous a passé les menottes. Et puis, on nous a foutu dans un fourgon de la Lone Star, direction le Metropolitan Correctional Center, en plein centre ville. Le procès a été rapide, on ne s'est pas défendu, on était juste des gosses turbulents. Toute la bande en a pris pour 15 ans, pour "troubles à l'ordre public en bande organisée". Carlito, en tant que meneur, a même risqué un temps l'injection létale. Il n'a pas eu la vie facile. Deux ans après être entré, un gardien l'a retrouvé noyé dans les chiottes. En tôle, les grandes gueules ne vivent pas longtemps. Pour les autres, ça ne s'est pas mieux passé. Certains se sont pendus ou ont avalé leur draps pour en finir plus rapidement, d'autres se sont pris la tête avec des matons ou des colloc' et ont rempilé. De mon côté, j'en ai profité pour apprendre. Apprendre à ne pas faire de vagues, apprendre à la fermer, apprendre à vivre dans l’ombre… On a peu reparlé de la mort du p’tit Quicky, si j’étais allé jouer au ballon avec lui ce jour là, il serait peut-être encore en vie et moi en liberté…
Ça paraissait si simple… Je crois que c’est le jour où j’ai compris ça que j'ai décidé de devenir un joueur pro, en souvenir de Quicky. Quatre ans plus tard, comme je m’étais tenu à carreaux, j’ai bénéficié d’un programme de réinsertion. Ça sentait le piège à con à plein nez, mais c’était mon billet de sortie alors j’ai signé. Et puis, je n'avais rien de mieux à faire sur le moment...

 

Dans la pièce où je viens de rentrer, un médecin est câblé à une boîte flanquée d'une croix rouge.
- "Il s'assied... Son nom?"
A qui il parle? Je regarde autour, il n'y a que moi, hormis une vieille infirmière qui l'assiste. C'est la première femme que je vois depuis quatre ans, forcement je la trouve charmante…
- "Il se déshabille. Il veut faire quoi? Sportif?"
Je confirme en balbutiant et en commençant à me dessaper. Quand je tombe mon caleçon, l'infirmière esquisse un petit sourire plein de gourmandise, il y a au moins des trucs qui n'ont pas changés durant ma quarantaine.
- "Maladies connues? A part la mutation, bien sûr…"
Je laisse couler, les matons ne m'ont pas eu en tôle, je ne vais pas m'énervé sur un KKK en blouse blanche.
Le médoc m'ausculte rapidement et tord le nez sur mes cicatrices.
- "S'il aime la bagarre, il va être servi… Qu'il se rassure, on ne va pas lui demander de test de QI, là où on l'envoie, ça n'a aucune importance. Il n'est pas daltonien au moins, ça serait dommage qu'il blesse un coéquipier!"
Le type se marre tout seul en tamponnant mon dossier. Je serre les dents, ce coup de tampon est la clé de ma liberté et c’est bien le seul truc qui m'importe.
En sortant, je jette un coup d'œil à mon dossier, je suis admis dans la branche "Sports" de Truman Technologies. Je viens de mettre un premier pied sur la pelouse du stade. A partir de maintenant, je ferai tout pour avoir ma tête sur l'écran géant.

 

Je suis passé devant plusieurs commissions et j'ai effectué des batteries de test avant de finalement atterrir aux sélections d'Urban Brawl pour rentrer chez les Sensations. Ça n'était pas la voie royale que j'espérais, mais un recruteur plus sympa que les autres, m'avait confié qu'un méta qui voulait rentrer à la NFL avait intérêt à avoir de sacrés appuis, vu le racisme ambiant. L'UBL, serait une bonne vitrine pour me faire repérer par un sélectionneur et qui sait, si j'étais suffisamment bon et bankable, je pourrais rejoindre la NFL…
Durant des mois, les entraîneurs nous ont fait courir dans le sable mou, taper dans des sacs de terre, porter des tuyaux en ciment de gauche à droite puis de droite à gauche, dormir dans de la flotte glacée pour forger le caractère, faire des séries de pompes pour conclure qu'on était enfin des joueurs. Ca ne semblait pas trop compliqué d'être un joueur, d'autant qu'en tant que troll, à ces jeux bêtes et méchants, je m'en sortais plutôt bien… Puis on a appris la tactique, la stratégie, le jeu et la triche ou plutôt comment ne pas se faire prendre…
J'ai évolué dans plusieurs équipes de Nationale avant d'entrer dans la Ligue Continentale, chez les pros. L'avantage avec l'Urban, c'est que ça consomme tellement de joueurs que si t'arrives à rester un peu en vie, tu progresses vite.
J'encaissais bien, je courrais vite et je cognais fort, alors les Chicago Sensations m'ont ouvert les bras. En passant pro, j'ai découvert un autre milieu. Le fric facile, les filles qui l'étaient tout autant, la dope et bien sûr les implants. Cyberware, bioware, tout y passait, c'était open bar. Truman nous chargeait tellement qu'on se sentait indestructibles. Parfois on l'était…

 

On était quatre trolls dans l'équipe, je n'avais jamais vu autant de frangins au mètre carré et ce n'est qu'au fil des mois que j'ai compris le choix des recruteurs. Y'avait qu'un Troll pour se prendre trois balles dans la carcasse, traverser la zone et aller poser son ballon en goal.
Du coup, on avait droit à l'attention particulière des coachs adverses qui se faisaient un devoir de passer les deux premiers Plays à essayer de nous dessouder avec tout ce qu'ils avaient à leur disposition, car même si l'ISSV s'en défendait, les matchs servaient, la plupart du temps, de laboratoire grandeur nature pour les Corpos qui y testaient leur matos, leurs stratégies, leurs capacités de réactions et d'adaptations avant d'équiper leurs milices. Je jouais au  cœur d'un malstrom d’hypocrisie avec pour seul objectif d'obtenir ma qualif' en NFL… Le soir, je ne dormais pas, ou plutôt je ne dormais plus, mon putain de rêve venant me hanter toutes les nuits…
Au troisième mois, j'ai arrêté de lutter, j'ai fait comme les autres et je me suis chargé à la dope. Ça nous mettait suffisamment la tête en vrac pour couvrir les quatre périodes sans trop nous poser de questions.
Au bout d'un an, on était tellement allumés qu'on brillait plus que nos plastrons. Une partie de notre paie y passait, mais on continuait parce que s'arrêter revenait à se mettre une balle dans la tête. Y'avait trop de morts autour de nous et pas assez de réponses aux questions qu'on aurait pu se poser… Bien sûr, ceux qui abusaient se retrouvaient souvent dans un sac. Manque de réflexe face à un sniper, manque d'acuité en traversant une rue, les neurones endormis ne pardonnaient pas… Notre horizon devenait la zone en jeu, notre temps celui du match.
Ma carrière montait en flèche, j'étais le meilleur cogneur de l'équipe, j'avais mes fans, un salaire confortable et je commençais à avoir un bon carnet d'adresses. Après trois ans chez les Sensations et un titre de champion continental la deuxième année, certains chroniqueurs tridéos commençaient à parler de ma possible entrée sur la NFL.
Les recruteurs des Bears venaient de plus en plus souvent me taper sur l'épaule à la fin des matchs et j'avais mes entrées au Stadium, j'étais aux anges. Là encore je me suis pris à imaginer que mon équipe était ma nouvelle famille…

 

A la mi-saison 2053, les Sensations caracolaient en tête et tous les bookmakers nous donnaient ultra favoris. Nos fans étaient déchaînés et les contrats publicitaires pleuvaient. On baignait dans le pognon et toutes les portes des clubs des UCAS nous étaient ouvertes. Mes potes passaient leur temps avachis dans les carrés VIP à arroser des putes avec des bouteilles à N¥2000, pendant que j’allais serrer les paluches de tous ce que la NFL comptait de noctambules, j’étais sur le tapis rouge qui menait au Stadium. Si on remportait le championnat, je décrochais ma place chez les Bears… J’étais au Paradis !
Demie finale du Championnat Continental 2053, les Chicago Sensations rencontrent les Renraku Invincibles, la pire équipe de peaux de vaches de la Ligue. On savait que le match serait tendu et qu’ils joueraient les failles, mais on s’était préparé et on n'allait rien lâcher.
Dernier check de nos combinaisons, tout fonctionne. La sirène sonne le début de la 1ère période, le signal pour les joueurs d'enlever les crans de sécurité sur leurs guns et pour les quelques clodos restés sur la zone de se planquer pour les deux cents minutes à venir… Notre coach choisit un premier Play en "Eagle throw 4-3-4". Il affiche tout de suite la couleur, on va occuper le terrain sans finesse. Durant  sept Plays, toute l'équipe tient son rôle et nous parvenons au 1er quart temps avec le score confortable de 3-0. La Renraku ronge son frein, elle s'est pris deux hors jeux et un blocage… On se marre en imaginant leurs coachs secouer les joueurs et beugler à l'autre bout de la zone. De notre côté, avec un seul blessé léger, on reste plutôt serein.
Nouveau coup de sirène, on enfonce le clou lors de la deuxième période. Les Invincibles sont complètement désorganisés et ont leur pose 6 Touchdown, dont trois à titre perso. On joue 14 Plays, c'est un carnage, on a même pas le temps de revenir à notre zone d'engo que la Play suivant est déjà finie! On a l'impression de jouer contre une équipe de 4ème division, des vraies passoires. On a perdu définitivement un éclaireur, Rusty, qui était arrivé le mois passé.

Grosse fiesta à la mi-temps, l'ISSV n'aime pas ça, mais on s'en fout! Les journalistes sont à fond et nous passent la brosse à reluire, on leur en donne pour leur argent en assurant le show! Derrière, nos coachs continuent à établir des stratégies alambiquées et on a bien du mal à entendre leur parano. On a jamais eut autant d'avance, surtout sur une demie finale. Si on assure dans la troisième période, la Renraku ne pourra jamais combler le score, le match est pratiquement plié et on a pris une sérieuse option pour la Finale.
Début de la 3ème période, les Invincibles aussi ont du comprendre qu'ils ne reviendraient pas à la marque, parce qu'ils ont changé de tactique. Dès le premier Play, je cours au goal sans rencontrer un seul adversaire, où ils peuvent bien se cacher. Ils ne sont pas loin, on entend canarder tout autour…
On met trois Play et sept coéquipiers à comprendre leur nouvelle tactique, ces bâtards jouent un "Deer Hunter". Ils ne jouent plus les points, ils se chargent de nos joueurs, les uns après les autres pour gagner par Wipe out. Nos coachs nous imposent une "Citadelle 6-3-2". Ca va être chaud, c'est une tactique risquée, mais on s'est fait prendre de cours ! Six mecs pour tenir la position, pendant que deux marqueurs font avancer la balle. Quand aux trois derniers… on fait le ménage. On contourne leurs lignes et on dégomme leurs snipers, un à un. On s'assoit sur les règles, comme ceux d'en face. Y'a plus rien de propre, faut juste être efficace pour sauver un maximum de coéquipier et ne pas se faire prendre par un arbitre ou une caméra, évidement. Ce n'est pas mon jeu préféré, mais j'y excelle, du coup les coachs pensent toujours à moi en premier. Ils n'ont pas à le regretter, je neutralise quatre adversaires en trois Plays, dont un pour un bon moment…
Les derniers Plays sont éprouvants, le jeu a viré à la bataille rangée, tout le monde est sur les dents. Il n'y a plus de remplaçants, les Invincibles sont encore six sur le terrain, tandis que nous ne sommes que quatre encore en état de courir chez les Sensations.
Dernier quart temps, les coachs nous mettent une pression d'Enfer. Il faut qu'on tienne la dernière période. On a rétablit l'équilibre des forces et ils devraient être moins agressifs en face, mais vu les asticots, on ne peut jurer de rien.
La période reprend, durant les quatre premiers Plays on produit un jeu défensif. Dans les deux camps on veille surtout à ne pas se faire allumer et à ne pas se prendre de pénalité. On n'a pas à attendre longtemps avant la remontée de bretelles des coachs, les actionnaires gueulent que l'audience baisse et demandent un jeu plus agressif. Putain, ça n'est pas eux qui se prennent les bastos!
On monte au charbon en espérant que les mecs d'en face ont reçu les mêmes consignes et ne nous attendent pas pour nous sniper… On est plus que trois, Nessy, un éclaireur qui est chargé de porter la balle, Doseur, un artilleur qui doit le protéger et moi en voltigeur. Je dois courir de bloc en bloc pour attirer les tirs et sur un coup de bol, pouvoir surprendre un adversaire planqué. Je suis au taquet, j'ai le sang qui me bat aux tempes à m'en rendre sourd. A chaque fois que je traverse une rue, une poignée de fans braillent mon nom, ça me galvanise !!

Je ne me rappelle plus qui m'a appelé "Scratch" la première fois, ni quand… Certains disent que c'est Ted Narson de l'Urban Brawl Gazette parce que je courais vite, d'autres rapporte que c'est Robby O'Danil, des Sensations Ultras, à cause du bruit que faisait les corps de mes adversaires lorsque je les lançais contre les murs. Finalement, je m'en fous, j'aime bien ce nom, c'est tout.

J'ai du mal à me concentrer, le rythme de jeu s'est accélérer et je dois cavaler de plus en plus vite, les tirs sont de plus en plus nombreux. J'espère que je ne suis pas tout seul. Non, j'suis con, sinon, ils auraient donné la fin du Play pour que je porte la balle… Putain de comlink qui marche une fois sur deux, je n'arrive pas à appeler mes coachs et je n'entends que des grésillements. Les techos sont pourtant sensés équiper toutes les zones pour éviter ce genre de black out.
Dernier block avant l'engo adverse, au détour d'une ruelle, un artilleur de la Renrak' est planqué derrière une camionnette et balance des rafales dans une impasse. Je saute par-dessus la bagnole, glisse sur le toit et m'accroche à son casque. Le gars est projeté en arrière et va s'empaler sur les restes d'un panneau indicateur. Merde, ça n'était pas prévu… Il fait des bulles de sang et dessine des petits cercles avec ses membres, j'ai du toucher la colonne. Les actionnaires doivent être contents, c'est le genre de truc qui fait le show. Avec son armure, on dirait les scarabées piqués sur des clous que certains corpos font venir à prix d'or d'Amazonie.
Je cours vers l'impasse, j'ai peut-être un partenaire qui s'est fait plomber. Mon com' ne fonctionne toujours pas, je gueule. Mouvement au dessus de moi, un type de mon équipe saute par la fenêtre du 1er étage d'un squat et atterrit sur l'échelle de secours en face, il me sourit, me lance le ballon et me crie de courir au Touchdown avant de disparaitre par l'échelle. A la vitesse où il se déplace, ça n'est pas un bleu.
C'est quoi ce bordel, je cours avec la balle sous le bras en me posant mille questions et ce putain de grésillement qui m'empêche de me concentrer ! C'était Nessy qui portait la balle et Nessy n'aurait jamais pu sauter si loin. Et pourquoi il m'a dit que j'étais tout seul désormais? Lui aussi portait une tenue des Sensations? Je cours à m'en faire péter la rate, si seulement je pouvais contacter les coachs! J'aperçois la zone d'engo des Invincibles, ça fait 70 pieds que je ne me suis pas fais allumer, je vais aller poser le plus beau Touch' de ma carrière.

Le ballon se met à chauffer avec un bruit d'évier. Ça n'est pas normal, y'a un truc trop étrange. Je le pose dans un container à ordures, ça me laisse les 10 secondes  réglementaires pour réfléchir, j'en profite pour enlever mon comlink, j'ai besoin de calme…
La déflagration a eut lieu deux ou trois secondes plus tard. Dans le container qui allait me sauver la vie, je n'avais pas  glissé le ballon qui allait mener les Sensations à la victoire, mais une bombe pyro-séquentielle de 2 kg. Un impact et trois vagues de napalm qui vitrifient tout sur un rayon de 100 m, le dernier bébé de chez Arès, une petite merveille aux dires du bâtard qui l'a conçue.
Mon ange gardien s'est présenté sous la forme d'une plaque d'acier de 2 cm d'épaisseur, la face avant du container, en fait...  J'ai été projeté à 50m, dans un immeuble qui porte encore mon empreinte. Bien sûr, la plaque m'a cramé comme une tartine dans un toaster, mais elle m'a permis de survivre aux trois brasiers qui ont suivis. Comme quoi le recyclage a du bon…

 

Je suis resté dans le coma 4 jours. A mon réveil, les chirurgiens de Truman m'ont dit que j'aurais du mourir, que malgré mes 74 fractures plus ou moins importantes, je m'étais traîné jusqu'à l'engo adverse en pissant le sang, mais que la Renraku avait quand même gagné par Wipe out. Les images de mon corps déformés rampant dans la zone des Invincibles revenaient dans chaque JT depuis le match. Des cadres de Truman étaient venus me féliciter, déclarant que j'étais le symbole de l'esprit combatif de la corpo, qu'ils s'occuperaient bien de moi et que Mr Truman, lui même, avait intercédé pour que les Bears m'acceptent dans leur équipe la saison prochaine.
Je souriais, tout le monde applaudissait et j'imagine que ça devait être une bonne nouvelle. Mon transfert était estimé à N¥ 700.000. La vérité, c'est que je ne me rappelais plus ce qu'était un transfert, ni qui étaient les Bears. Cette putain d'explosion m'avait broyé le cerveau, je ne me souvenais de rien, pas même ce que je foutais au milieu de tous ces gens en costards…
Ma convalescence à duré cinq mois. Des journalistes venaient régulièrement me voir, j'avais des petits encarts dans les chaînes sportives, mon retour était attendu. Ça  me permettait de découvrir ma vie, de rétrospectives en résumés de matchs. J'apprenais qui j'étais grâce à la tridéo. Il me manquait toujours les souvenirs persos, mais j'arrivais à reprendre une vie sociale à peu près cohérente.

Entre temps, l'ISSV avait conduit une enquête sur la demie finale. Des fans avaient apporté de nouveaux éléments qui avait permit aux autorités de découvrir que la Renraku avait engagé un runner pour terminer le match. Un blondinet de Seattle, une pointure à ce qui se disait. Ça n'a choqué personne, la Renrak' était coutumière du fait. Elle a payé une pénalité, a fait des excuses larmoyantes et viré quelques coachs pour la forme. L'ISSV nous a donné la victoire, on pouvait disputer la finale et notre leader à insisté pour que ça soit moi qui joue le premier engagement… C'était cool de sa part !

 

La suite est allée vite, trop vite même, ça a tendance à se télescoper dans ma tête…
On s'est retrouvé en final contre les Los Angeles Bolts. On était donnés à 3/1, l'équipe avait été presqu'entièrement renouvelée, mais l'audience promettait de battre des records et nos sponsors se frottaient les mains!
Comme prévu, quand l'engagement du premier Play à sonné, l'arbitre m'a envoyé le ballon. J'avais mis les gants des Bears, pour le symbole… J'aurais du courir, feinter, rouler, me planquer et courir encore jusqu'à l'engo adverse, mais je suis resté immobile avec mon ballon en main. Je n'en ai aucun souvenir, c'est uniquement en visionnant le match que je me suis vu planté comme un poireau durant 4mn devant les trois quarts de l'Amérique. Tout le monde gueulait autour de moi, un coéquipier est même venu me prendre le ballon des mains avant les 30s de blocage, mais je n'ai pas bougé. Pas un clignement d'œil durant quatre putains de longues minutes de tridéo… Une éternité.
Ça m'a repris deux fois rien que sur la première période. La deuxième fois, un Bolt en a profité pour me loger une balle et j'ai été évacué sanitaire. Le doc de l'équipe, un type bien, m'a dit que j'avais un syndrome post traumatique qui me créait des absences… Les coachs s'arrachaient les cheveux, le match nous échappait, c'était la fin de ma carrière.

 

J'ai de nouveau vu défiler les cadres de Truman à mon chevet, ils venaient m'expliquer, l'air désolé, qu'ils ne pouvaient pas me garder et que je devais rembourser les investissements que la Corpo avait engagé sur moi puisque le transfert chez les Bears avait été annulé...
Tout ce qui restait de ma vie s'écroulait. Ils m'ont saisi tous mes biens et avoirs pour se rembourser et je me suis retrouvé à la rue… Retour à la case départ!
Je n'ai plus eu de nouvelles de Truman, ni de la NFL.
Je vis de petits boulots, je rends des services, je ramène un peu de bon sens chez des commerçants laxistes, bref, je survis pour ne pas avoir à mendier mes repas à la Confrérie. Un point positif quand même, mon amnésie m'a fait oublier la drogue et je n'ai jamais replongé.

L'alarme des portes automatiques sonne et me tire de ma rêverie. Quel vieux con, à ressasser un passé dont je ne me rappelle que des bribes. Je remonte de nouveau le col de mon manteau, un petit frisson me secoue le dos comme à chaque fois que je sors du sub'. Anonyme Chicago, je me noie dans la foule des insectes que tu vomis…